Il y a 12 ans presque jour pour jour nous quittait José Maria Jimenez, dit « El Chava », à seulement 32 ans. L’histoire de Chava, c’est celle du dernier grand grimpeur qui soulevait les foules de l’autre côté des Pyrénées. L’histoire d’un coureur différent des autres, qui préférait la beauté d’une attaque à une victoire sans panache. L’histoire d’un coureur dont le talent n’aura jamais eu la reconnaissance qu’il aurait mérité. L’histoire d’un homme fragile, victime du dopage, comme un certain Marco Pantani quelques semaines après lui. Hommage.
Le dernier “pur grimpeur” qui soulevait les foules comme personne en Espagne
Dans le peloton, José Maria Jiménez était connu sous le patronyme “d’El Chava” – prononcez Chaba – référence au sobriquet “Chabacano” dont était affublée la famille du coureur dans son village d’El Barraco en Castille-León. “El Chava”, traduisez le “mal élevé”, car sur un vélo comme dans la vie, José Maria Jimenez n’en faisait souvent qu’à sa tête, allant parfois à l’encontre du politiquement correct. Exemple, lors du Tour de France 1996, où “El Rey” – le Roi – Miguel Indurain en personne est obligé de rappeler son lieutenant de luxe à l’ordre dans les Alpes, alors que celui-ci vient de se lancer à corps perdu à la poursuite du Danois de la Telekom Bjarne Riis (futur vainqueur du Tour cette année-là), en oubliant derrière lui son leader de la Banesto. Un Indurain qui ne gagnera pas une 6e Grande Boucle consécutive, ni aucune autre d’ailleurs. Toute sa vie, le coureur prendra le parti pris du contre-pieds, en exceptionnel grimpeur qu’il était, doté d’une giclette hors-du-commun. La montagne, c’était toute sa vie, c’est ce que vous diront tous les gens qui le côtoyaient au quotidien, comme son “beauf” le coureur espagnol Carlos Sastre – vainqueur de la grande boucle en 2008 – qui résume parfaitement ce qu’était son beau-frère de coureur : “aujourd’hui Chava se promène là-haut et prépare sa prochaine escarmouche, cherche un nouveau col à dompter, ou simplement mitonne une embuscade pour pouvoir encore une fois en découdre avec ses adversaires. Les adieux sont cruels envers un homme aussi jeune aussi bon que je côtoie depuis près de vingt ans. Chava était une force de la nature, un lion sur un vélo, qui aurait pu devenir, pour peu qu’on le lui eût permis, un habitué des podiums. Mais la tête ne suivait pas… et dans ce sport, la volonté de se dépasser vaut tous les muscles”.
Voilà tout est dit ou presque. En effet, au cours de sa trop courte carrière, José Maria choisit à un moment donné de privilégier la chasse aux grandes étapes et au panache plutôt qu’à la gestion et à l’intelligence de course, primordiales pour se forger un palmarès digne de ce nom, quitte à se griller sur toute la ligne. Le grimpeur longiligne, gourmand de cimes, privilégiait la qualité sur la quantité, une sorte d’intermittent du spectacle allergique à la régularité en sorte, qui refusa pendant toutes ses années de laisser son corps exprimer ses exceptionnels talents naturels.
De cet embourgeoisement la responsabilité de la cohorte de mauvais conseillers qui l’entourait fut patente, et les “faux amis” lui causèrent plus de mal qu’autre chose, comme de – trop – nombreux sportifs professionnels qui attirent la convoitise. Dommage que le coureur n’ait pas écouté tous les autres, ceux qui l’aimaient vraiment, comme Sastre, qui lui disaient ses quatre vérités qu’il ne voulait pas entendre au lieu de le caresser dans le sens du poil… Il raconte :“ chaque fois que je lui demandais un service, il me le rendait avec l’enthousiasme et la bonne humeur qui le caractérisaient. Quelquefois, mes propos le secouait, et il me le reprochait. C’était une de ses vertus, il vous renvoyait en pleine face ce qu’il ne pouvait digérer. Les demi-teintes ne figuraient pas sur la palette de ses sentiments”. On entend souvent que Jimenez fut un cycliste individualiste, et rien ne semble moins vrai pour tout dire, et même le principal intéressé revendiquait sans gêne la chose. Dans l’histoire de ce destin tragique, tout pensait à croire qu’il finirait son voyage comme il l’a toujours fait ou été : seul. Chaba – officiellement avec un b mais lui préférait l’écrire avec un v, ce que nous faisons dans ce papier qui lui est dédié – est né un matin d’hiver, le 6 février 1971 au Barraco dans la province d’Avila. Nimbé d’une prestigieuse auréole comme amateur où il empilait les bouquets, il sauta le pas en 1993, à 22 ans et devint professionnel au sein de son équipe de toujours, la Banesto – qui est alors l’équipe la plus puissante du peloton, dans le sillage de ses deux stars Pedro Delgado et Miguel Indurain -.
Si ses talents extraordinaires de grimpeur ne tardèrent pas à le faire remarquer, El Chava dût pourtant lors de ses premières années de carrière freiner des deux fers quant à son impétuosité offensive, en se contentant de se faire remarquer comme efficace et dernier gregario de luxe d’Indurain en montagne. Sa consécration personnelle, il l’obtint lors à partir de la saison 1997, celle de ses 26 ans au lendemain de la retraite de son leader de toujours le Roi Miguel. Cette année là, il remporte le Championnat d’Espagne sur route à Melilla, le Tour de la Rioja, sa première étape sur la Vuelta (le Tour d’Espagne) où il remporte également le Grand Prix de la montagne, et il termina 8eme au Tour de France – sa meilleure place en carrière -. Son tempérament anarchique et atypique s’aiguisait à la même vitesse que s’emballait sa popularité de l’autre côté des Pyrénées. 1998 sera sa saison la plus remarquable, auréolé du maillot rouge et jaune de champion national. En pleine possession de ses moyens physiques, Jimenez est littéralement “colossal” sur le Critérium du Dauphiné Libéré où il s’impose au sommet du Mont chauve, le Mont Ventoux. Dans la foulée, il part à la conquête de “sa” course, la Vuelta dont il va dominer sans équivalence les cimes. Il y gagne alors quatre étapes (!), avec une aisance déconcertante dans la haute montagne, où son style fluide est non sans rappeler la facilité du pirate italien Marco Pantani. Malheureusement pour lui, El Chava va se heurter à son “nouveau” leader de l’époque, Abraham Olano, chef de file de la Banesto et champion du Monde 1995 pour qui on lui ordonne de rouler. A l’époque, beaucoup d’aficionados s’indignèrent de la stratégie de la Banesto qui demande à leur idole rouler pour un autre, qui plus est moins talentueux. A l’issue de cette Vuelta de la discorde qu’il remporte, Olano quitte l’équipe pour rejoindre la Once du sulfureux Manolo Saiz, mais Chava n’en profitera pas pour devenir le chef unique de l’équipe Navarraise. Des rumeurs commencent alors à poindre le bout de leur nez, relatant le fait que Jimenez ne serait pas assez pro dans sa préparation et son hygiène de vie, appréciant un peu trop la vie nocturne.
Il semblait alors patent que c’était le destin du Chava : pas invité à lutter pour occuper les premières places des Grands Tours bien que les dons naturels ne lui fissent défaut. En 1999, Jiménez remporte avec brio la première arrivée de l’histoire au sommet de l’Angliru, ce col/chemin de berger au bitume épouvantable et aux pourcentages effrayants, qu’il dompte en devançant le russe Pavel Tonkov qu’il rattrape dans les derniers mètres.
Hormis cette victoire – la plus belle de sa carrière – et la 5e place au classement final de cette Vuleta, le reste de la saison n’est pas très glorieuse, mais le coureur retrouve les frissons de la gloire en remportant la Classique des Alpes au début de la saison 2000. En suivant, il écrasa ses rivaux au tour de Catalogne où il remporte deux étapes dont un C.L.M en côté, et où au final seul son compatriote Oscar Sevilla perd moins de trois minutes au classement général. Pour autant, il ne pourra satisfaire les attentes qu’on pouvait légitimement nourrir sur le Tour de France (seulement 24ème), ni sur le Tour d’Espagne (abandon, malade dès la 8ème étape). En 2001, ses dirigeants lui donnèrent un avertissement en le privant de Tour de France, et Jimenez eut une réaction à la hauteur de sa dignité et de sa classe – un fuoriclasse comme disent les italiens – en remportant trois étapes de la Vuelta, en plus du grand prix de la montagne et du maillot de la“regularidad” (classement par points). Ce fut là son dernier coup de pinceau, son dernier récital. Il ne viendra pas à la présentation de l’équipe à l’orée de la saison 2002 : il était de notoriété publique qu’il souffrait de dépression, et sa maladie prit peu à peu le dessus. Depuis lors, toujours avec l’appui de sa famille et d’Azucena – sa fiancée de toujours qui devint sa femme en mai 2002 – il essaya de surmonter la maladie, même s’il connut de nombreuses rechutes au cors des deux années qui s’écoulèrent sans qu’on ne le revoit monter sur un vélo. Il aurait voulu, comme Marco Pantani dans la même période, revenir briller au plus haut niveau d’un sport qu’il aimait tant. Par malheur, la dure réalité s’imposa. En septembre 2003, une chute de moral due à la frustration de suivre la Vuelta – SA course – à la télévision fut une épreuve de trop pour El Chava qui allait s’éteindre seulement deux mois après l’arrivée à Madrid pour entrer dans la légende du cyclisme tragique.
En outre, il apparait clair qu’El Chava ne vouait pas sa vie à l’entraînement comme on aurait pu l’ espérer et il est peut-être regrettable qu’il n’ait pas su/voulu exploiter de manière rationnelle ses capacités phénoménales. Avec son style si atypique et remarquable sur sa machine, à la fois tauromachique et dégingandé, il aurait mérité de mieux étinceler les cimes dans des épreuves comme le Tour de France, qu’il eût été en droit de marquer de son empreinte. Incontestablement, José Maria Jiminez fut l’un des plus grands grimpeurs des années 1990, certainement même le meilleur “puriste” après un autre regretté, Marco Pantani. Mais la profonde irrégularité de l’espagnol permis paradoxalement de mettre encore plus en valeur et en lumière ses trop rares coups d’éclat sensationnels dont il a abreuvé le Tour d’Espagne. El Chava Jiménez c’était l’esthète, la représentation de la plus belle image du grimpeur, solitaire et volage, versatile comme la pluie sur les cimes. A son sujet, un journaliste sportif du quotidien El Pais écrivait :« José Maria Jiménez était un cycliste différent, il avait besoin d’une motivation spéciale pour que son immense classe puisse s’exprimer totalement. Ce trait apparaît clairement à certaines occasions où il excella dans l’improvisation la plus fantaisiste. Le début du dernier mythe orographique de la Péninsule Ibérique, l’Angliru, fut l’un des jours les plus glorieux du livre d’or de Jimmy.
Tous les aficionados se rappelleront comment il sortit de la brume pour arracher in extremis à Tonkov le plaisir d’inaugurer le palmarès du Colosse des Asturies. Les sommets les plus mythiques de la Vuelta eurent l’honneur d’être les décors du théâtre où se jouait son épopée. Le Grand Jiménez, le héros adulé et admiré du peuple à qui il doit une grande part de sa gloire”.
Le dopage a tué el Chava
“La dernière idole du cyclisme espagnol s’en est allée” titre El Pais, le cœur usé par des années d’efforts sur un vélo et des abus en tout genre, mélanges d’antidépresseurs, d’alcool et de cocaïne. Le 8 décembre 2003, près de 3 000 personnes, l’ont accompagné dans sa dernière demeure à El Barraco, ovationnant son cercueil lors de sa mise en terre. Tout le gratin du cyclisme espagnol entoure son beau-frère Carlos Sastre, et parmi eux un certain Jesus Manzano. Jesus Manzano, c’est le vilain petit canard du cyclisme espagnol. Quelques mois avant son compagnon de sortie, l’ex-coureur de la sulfureuse Kelme (parmi laquelle se sont fait pincer une ribambelle de coureurs dont Sevilla, Heras ou Botero) a failli laisser la vie sur le bitume du Tour du centenaire, la faute à une poche de sang mal conservée. Partie civile au procès de “l’Affaire Puerto”, c’est lui qui dénonce le premier les agissements du médecin Eufemiano Fuentes et permettra à la Guardia Civil de démanteler son réseau de dopage sanguin organisé juste avant l’édition 2006 du Tour. En décembre 2006, lors d’une émission de télévision espagnole à forte audience, il brise un autre tabou en déclarant : “Le dopage conduit à d’autres addictions. Moi-même j’ai pris jusqu’à huit pilules de Prozac par jour lorsque je courais. De nombreux coureurs deviennent ensuite accros à la cocaïne, à l’héroïne ou à d’autres substances. Le dopage a tué El Chava comme il a tué Marco Pantani.” La bombe est lancée dans la marre.
Avec Marco Pantani et José Maria Jiménez, le cyclisme a perdu ses deux grimpeurs d’envergure en quelques semaines et le monde de la petite reine est sous le choc. José Maria s’en est allé à seulement 32 ans, d’un arrêt cardiaque à l’hôpital psychiatrique de San Miguel de Madrid, dans lequel il séjournait depuis près de deux ans. Le cœur du cycliste professionnel a lâché. Comme avant lui celui de l’Italien Denis Zanette, 32 ans, chez son dentiste, le 10 janvier 2003, et comme celui du Hollandais Michel Zanoli, 35 ans, le 3 janvier 2004. Dépressif et tourmenté par la drogue, El Chava avait pris ses distances avec la compétition à la fin de la saison 2001.
Il envisageait pourtant, depuis janvier 2003, de remonter en selle. “C’était un coureur à l’ancienne : quand ça allait bien, ça allait très bien, et quand ça n’allait pas, ça n’allait pas du tout, explique Miguel Indurain, quintuple vainqueur du Tour, de qui Jimenez fut un fidèle lieutenant dans les cols alpestres et pyrénéens. Il s’est perdu un peu pour des raisons extérieures à son travail. Il a laissé le cyclisme comme ça, d’un coup“. Lunatique et adepte des soirées arrosées, El Chava gâche son talent. Quelques semaines avant sa mort, il était sorti de son silence pour s’expliquer sur sa dépression : “je suis entre les mains du meilleur psychiatre du monde et il m’a conseillé de ne pas répondre au téléphone, je suis un traitement lourd et parfois je n’y arrive pas”. A 32 ans, le “Chava” n’excluait pas de faire son retour pour “de nouveau faire vibrer le public”. “J’ai parlé avec Eusebio Unzue (directeur sportif de IBanesto.com qui a remplacé le sponsor Banesto) et il m’a dit que j’avais ma place pour la prochaine Vuelta. Je les en remercie et je leur rendrai”. Jimenez resta toutefois assez vague sur les origines de sa dépression: “J’ai des hauts et des bas émotionnels. Parfois, je mets les bouchées doubles à l’entraînement par rapport à ce que l’on me demande. Tout s’est passé quand je m’entraînais et que je voyais que j’étais en retard (sur mon programme). Maintenant que j’ai tout le temps pour me préparer, je souhaite revenir car il me reste deux ou trois ans dans le cyclisme”. Il n’en aura jamais l’occasion. Dix ans après sa disparition, aucun coureur n’a d’ailleurs réussi à lui “enlever” son record de victoires d’étape (9) dans la Vuelta, et c’est tant mieux. Car si l’homme a joui dans son Espagne natale d’une notoriété certaine, l’histoire du vélo ne lui a pas attribué le prestige qu’il aurait mérité.El Chava para siempre.